Binge-watching n’est plus un simple phénomène de mode : 78 % des abonnés Netflix interrogés en 2023 admettent avoir déjà avalé une saison entière en moins de 48 heures. Selon l’institut Ampere Analysis, le temps moyen passé sur les plateformes de streaming a bondi de 21 % depuis 2020, porté par les confinements successifs. Pendant que la télévision linéaire perd des parts d’audience, chacun expérimente sa propre « nuit blanche culturelle ». Résultat : nos horloges biologiques vacillent, les scénaristes repensent leurs cliffhangers et les géants du streaming ajustent leurs algorithmes. Décryptage d’un marathon audiovisuel devenu norme.
Qu’est-ce que le binge-watching et pourquoi explose-t-il depuis 2020 ?
Le terme « binge-watching » – littéralement « visionnage en rafale » – naît aux États-Unis dans les années 2000 avec les DVD de séries. Mais le basculement se joue en février 2013 : Netflix met en ligne l’intégralité de House of Cards saison 1 le même jour. Le public goûte à la liberté de voir quand il veut, sans attendre la semaine suivante.
Entre 2020 et 2022, le modèle s’est généralisé. Quelques chiffres clés :
- 6 abonnés sur 10 dans le monde déclarent regarder au moins trois épisodes d’affilée (sondage Parrot Analytics, 2023).
- La durée moyenne d’une session de streaming est passée de 72 minutes en 2019 à 97 minutes en 2023.
- Disney+ enregistre ses records de consommation nocturne avec les séries The Mandalorian et Loki, diffusées en prime time américain mais avalées dès 3 h du matin en Europe.
Les causes ? Une offre pléthorique, des notifications push agressives, l’autoplay qui lance l’épisode suivant en sept secondes et une concurrence féroce entre Prime Video, Max ou Apple TV+ pour retenir l’attention. Ajoutons la multiplication des écrans nomades : 42 % des 18-34 ans regardent leurs séries sur smartphone (rapport Médiamétrie 2023). Les transports deviennent ainsi de nouveaux canapés.
Les impacts méconnus sur nos rythmes biologiques
L’horloge circadienne n’apprécie guère le marathon audiovisuel. Une étude de l’Université d’Amsterdam (2022) montre que deux heures d’écran rétro-éclairé après 22 h retardent l’endormissement de 40 minutes en moyenne. Résultat : fatigue diurne, baisse de concentration et grignotage intempestif.
D’un côté, le binge-watching stimule la dopamine : on veut connaître la suite, on clique, on reste. De l’autre, il provoque un « jet lag social » comparable à un vol Paris-New York tous les week-ends. Les médecins du sommeil parlent même de « syndrome d’inertie numérique ».
Pourtant, tous les profils ne réagissent pas de la même façon. Les chercheurs distinguent trois chronotypes :
- Les larks (couche-tôt) regardent un ou deux épisodes avant 22 h puis coupent.
- Les owls (couche-tard) enchaînent jusqu’à 2 h du matin.
- Les hummingbirds (intermédiaires) oscillent selon la semaine.
La pandémie a accentué ces tendances : télétravail rime avec horaires souples, favorisant le visionnage tardif. Paradoxalement, les 55 + ans, longtemps fidèles au prime time télé, adoptent eux aussi le marathon, séduits par les documentaires musicaux (Get Back sur Disney+, novembre 2021) ou les biopics d’artistes (Elvis sur Max, 2023).
Une révolution de la narration : comment les plateformes adaptent leurs séries ?
Les scripts changent pour coller à la frénésie du clic. Selon la WGA (Writers Guild of America), la longueur moyenne d’un épisode dramatique est passée de 57 minutes (2015) à 48 minutes (2023). Objectif : réduire les « pauses pipi » et laisser moins de temps au spectateur pour abandonner.
Les studios exploitent trois leviers :
1. Cliffhanger systématique
Chaque fin d’épisode doit provoquer un pic d’adrénaline. Stranger Things saison 4 laisse la porte du Demogorgon entrouverte toutes les 42 minutes.
2. Récaps intégrés
Plutôt que gâcher 90 secondes au début, les rappels narratifs s’insèrent en flash-back, évitant de briser le rythme.
3. Durées variables
The Bear (Hulu, 2022) alterne épisodes de 20 à 50 minutes selon l’intensité dramatique. Résultat : un effet montagnes russes idéal pour l’acte II du marathon.
Les showrunners ne sont pas seuls : les data-scientists entrent en scène. L’algorithme de recommandation de Netflix analyse la vitesse de binge de chaque utilisateur pour proposer les séries dont le tempo correspond à son comportement. Ainsi, si vous avez dévoré Wednesday en une soirée, attendez-vous à recevoir la notification « Si vous avez aimé… essayez Locke & Key » dès le lendemain.
Nuancer le tableau
D’un côté, le tout-à-la-demande favorise la diversité : productions coréennes (Squid Game), espagnoles (La Casa de Papel), ou françaises (Lupin) trouvent un public mondial instantané. Mais de l’autre, l’absence de rendez-vous hebdo dilue la conversation commune. Souvenez-vous de Lost (2004-2010) : chaque épisode alimentait forums et théories pendant sept jours. Aujourd’hui, le spoil surgit dans la minute et l’utilisateur tardif se sent exclu.
Peut-on concilier marathons et hygiène de vie ?
La réponse tient en cinq habitudes simples :
- Fixer une heure-butoir (minuit maximum) et activer le rappel automatique de l’application.
- Désactiver l’autoplay pour reprendre la main sur la télécommande.
- Privilégier les séries courtes (26 minutes) en semaine, réserver les saisons longues au week-end.
- Alterner visionnage et pauses actives : étirements, verre d’eau, discussion hors écran.
- Utiliser un filtre lumière bleue après 21 h ou opter pour un rétro-projecteur (luminosité plus douce).
« Mais comment résister à l’appel du prochain épisode ? » demandent souvent les lecteurs. Astuce : coupez au milieu d’une scène calme, pas au cliffhanger. Vous réduirez le stimulus dopaminergique, comme le recommande la Sleep Research Society (2023).
Pourquoi le binge-watching peut-il aussi être positif ?
Parce qu’il crée du lien social quand il est partagé : soirées saison complète entre amis, live-tweet collectif, analyses sur Discord. Il nourrit également la culture globale : en 2022, Stranger Things a relancé 80 s de streams de « Running Up That Hill » de Kate Bush, chanson de 1985 revenue numéro 1 au Royaume-Uni. Le streaming installe un pont entre générations, musique et séries.
Et après : le retour du live ?
2024 marque peut-être un virage. Prime Video a diffusé mi-janvier la série Gen V à raison d’un épisode par semaine, imitant Apple TV+ et son modèle « 3 épisodes + hebdo ». Netflix lui-même teste le direct avec les programmes sport (golf, Formule 1) et le stand-up. Les analystes y voient une réponse à la saturation attentionnelle : recréer l’événement live, maintenir le buzz sur plusieurs semaines et limiter la désabonnement.
Les formats hybrides se multiplient : docu-séries découpées, mais diffusées en deux vagues (partie 1 puis partie 2). De quoi ménager la chèvre du binge et le chou du rendez-vous collectif. Reste à savoir si l’utilisateur acceptera d’attendre. La bataille du streaming continue, entre exclusivités catalogues et intégration des plateformes indépendantes (Mubi, Tidal, Crunchyroll) qui prônent, elles, la découverte lente.
Si vous avez déjà sombré dans un marathon nocturne – une playlist lo-fi en fond pour « calmer la conscience » – sachez que je partage votre frisson et vos cernes du lendemain. Mon casque reprend son souffle, mais les épisodes inédits n’attendent pas. Vous aussi, racontez-moi votre astuce pour lever le pied ou, au contraire, votre meilleur record de visionnage : la conversation ne fait que commencer, et nos listes « À regarder » n’ont pas fini de s’allonger.
