La recommandation algorithmique n’est plus un gadget : en 2024, Netflix affirme que 80 % des heures vues proviennent de suggestions automatiques. Sur Spotify, les playlists Discover Weekly, lancées en 2015, cumulent désormais 3 milliards de streams mensuels. Play, swipe, repeat : notre consommation culturelle est pilotée par des lignes de code. Pourtant, une armée de curateurs humains résiste, des programmateurs de Radio France aux équipes éditoriales d’Apple Music. Qui dicte vraiment ce que nous regardons et écoutons ? Décryptage, casque sur les oreilles et data en poche.

Recommandation algorithmique : l’ère des données XXL

Les plateformes jouent aujourd’hui à pile ou face avec nos préférences, mais la pièce n’est plus en métal : elle est en gigaoctets.

  • Netflix analyse plus de 600 micro-signaux par profil (durée de visionnage, heure, appareil, navigation).
  • Disney+ a intégré, dès 2022, l’IA maison « Bambi » qui croise comportements et métadonnées de ses 157 millions d’abonnés.
  • TikTok, dont l’algorithme est basé sur le « retention rate », capte la durée moyenne de vision par vidéo (8,2 secondes en 2023).

Résultat : un moteur de suggestions ultra-personnalisé, souvent décrit comme « prédictif ». En réalité, il s’agit plutôt d’une corrélation statistique. L’algorithme observe, puis propose des contenus similaires pour maximiser le temps passé. D’un côté, l’utilisateur gagne en confort ; de l’autre, il risque de s’enfermer dans une bulle de filtre (filter bubble) théorisée dès 2011 par le chercheur Eli Pariser.

Qu’est-ce que l’algorithme optimise, exactement ?

Son objectif principal est le temps de consommation. Un modèle classique de machine learning attribue un score de pertinence à chaque contenu. Plus le score est haut, plus la vidéo ou la chanson grimpe dans votre grille d’accueil. Depuis 2023, Netflix combine ce score avec une variable de diversité pour éviter la monotonie. En pratique, l’algorithme vous propose 70 % de recommandations similaires et 30 % de découvertes « hors bulle ». Un compromis… mais calculé.

Pourquoi les playlists éditoriales résistent-elles ?

La curation humaine n’a pas disparu avec l’arrivée des robots. Elle se transforme.

  1. Autorité culturelle : quand ARTE programme le cycle « Summer of Rebels », le public suit un label de confiance fondé sur 30 ans de sélection cinéphile.
  2. Récit et contexte : un critique place une série dans une tendance, raconte ses coulisses, cite un réalisateur. Les algorithmes, eux, se taisent.
  3. Surprise assumée : une curatrice de Qobuz glisse un morceau baroque entre deux tracks électro pour créer l’étincelle cognitive qu’une IA évite par nature.

En 2024, Apple Music compte plus de 350 éditeurs musicaux. Le Français Mehdi Maïzi, par exemple, présente chaque vendredi « Rap Jeu » et influence jusqu’à 4 millions d’écoutes hebdomadaires. Preuve qu’une voix humaine reste désirée, surtout quand elle raconte une histoire.

D’un côté… mais de l’autre…

D’un côté, l’algorithme garantit une scalabilité mondiale : un moteur unique gère des centaines de millions d’usagers. De l’autre, l’éditorial humain incarne la singularité. Mais il coûte cher. Spotify licencie 6 % de ses effectifs éditoriaux fin 2023 pour gonfler le budget IA. La tension est claire : industrialisation versus expertise artisanale.

Qui gagne la bataille des suggestions ?

Les derniers chiffres tranchent… en apparence.

  • Netflix : 80 % de consommation guidée par l’IA.
  • Prime Video : 65 %. Amazon mise davantage sur ses bannières « X-Ray » commentées par des équipes internes.
  • Deezer : 40 % de streams viennent d’éditeurs humains (Flow reste algorithmique, mais les playlists « Made in France » sont curatées à Paris).

Autrement dit, plus le catalogue est vaste, plus l’algorithme est dominant. Plus la plateforme se positionne sur un segment culturel (Tidal HiFi, Crunchyroll anime), plus la curation redevient reine. Le consommateur évolue ainsi dans un écosystème hybride.

Comment les artistes naviguent-ils dans ce système ?

Un single placé dans Discover Weekly peut générer 50 000 écoutes en 24 heures. Taylor Swift l’a compris dès 2019 en diffusant des versions alternatives ciblées, calibrées pour l’algorithme. À l’inverse, des groupes indépendants préfèrent séduire les curateurs de Bandcamp ou Radio Nova. Selon la SACEM (rapport 2024), 15 % des nouveaux inscrits citent « playlist éditoriale radio ou podcast » comme premier vecteur de découverte, contre 12 % « algorithme plateforme ». Le match est serré.

Vers un équilibre hybride

2024 voit émerger des solutions mixtes.

  • YouTube « Primers » : une sélection éditoriale sous bannière verte, insérée entre deux feeds algorithmiques.
  • Spotify DJ : voix IA d’Xavier « inspirée par les animateurs FM », commentant chaque morceau mais basée sur un moteur de recommandation.
  • Arte.tv Collections : index algorithme + validation humaine, afin de garantir parité et diversité géographique.

Cette hybridation répond aux critiques de la recommandation algorithmique : opacité, uniformité, biais. Les curateurs ajoutent de la transparence, les algorithmes fournissent la masse de données. Ensemble, ils promettent une navigation augmentée.

Pourquoi cette convergence intéresse-t-elle les plateformes ?

Les coûts d’acquisition d’abonnés explosent : +18 % en moyenne entre 2022 et 2023. Proposer des recommandations plus fines, mais également plus « humaines », réduit le churn de 3 points selon une étude interne de Max (ex-HBO Max). L’enjeu n’est plus seulement de faire cliquer, mais de créer du lien émotionnel.

Et l’utilisateur dans tout ça ?

Pas besoin d’être data scientist pour reprendre la main :

  • Désactive l’autoplay sur Netflix ; choisis manuellement un titre.
  • Sur Spotify, abonne-toi à des playlists signées (FIP, Pitchfork, Tsugi).
  • Note activement les contenus : les étoiles influencent l’algorithme.
  • Explore les plateformes indépendantes comme Idagio (classique) ou MUBI (cinéphilie), où la curation est reine.

Agir, c’est sortir de la bulle. Et c’est aussi découvrir ces sujets connexes : le binge-watching nuit-il au sommeil ? Le live reviendra-t-il triompher du « tout-à-la-demande » ? Des questions brûlantes que nous explorerons bientôt.


Je ferme mon appli, mais je garde l’oreille ouverte. À toi de jouer : clique différemment, cherche l’imprévu, partage une pépite avec un ami. Parce que le meilleur algorithme reste parfois… la conversation autour d’un café.